Le Secret de Kaïpur est probablement l’un des plus gros jeux d’aventure Oric sortis sur cassette. Il n’a pas connu un grand écho à l’époque, mais des années plus tard le soin apporté aux graphismes a retenu l’attention des Oriciens. Et c’est là que l’on découvre que son auteur n’est autre que Hervé Lange, auteur des succès Fer et Flamme sur Amstrad, et B.A.T. sur Atari ST et Amiga. Interview !
– 8 août 2020 –
CEO- Bonjour M. Lange. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Salut Simon, je m’appelle Hervé Lange. Je suis Français d’origine mais je vis actuellement au Canada où j’ai acquis la double citoyenneté, et je suis le papa heureux de trois enfants. Doué pour le dessin, passionné par les machines, j’ai toujours été intéressé par les possibilités de relier ces deux univers: le jeu vidéo m’est apparu tout naturellement comme un terreau propice d’une part à nourrir ce désir de mariage, et d’autre part pour pouvoir mettre en oeuvre mes propres histoires et réalisations. J’ai donc très tôt eu la chance de développer des histoires interactives et ce dès le début des années 1980 lorsque les micro-ordinateurs sont devenus accessibles au grand public, ce qui fait de moi une sorte de pionnier dans ce domaine. Par la suite, mon histoire est jalonnée de plus de 40 années de projets de jeux vidéo publiés ou abandonnés et d’outils numériques pour aider à la création numérique sur toutes sortes de systèmes, et la passion ne m’a jamais quittée !
CEO- Quelle est votre histoire informatique, comment avez-vous décidé de vous lancer dans les jeux vidéo ?
La découverte des micro-ordinateurs pour moi a commencé chez un ami dont le père avait pu se payer un TRS-80 avec lequel nous avons commencé à apprendre le BASIC. Il y a eu aussi le Centre Mondial Informatique à Paris ou j’ai pu m’essayer sur des ordinateurs Goupil ou Apple II en BASIC et en Logo. Puis en 1982 mes parents ont acheté un Oric 1 a mon frère que j’ai pu récupérer. J’ai rapidement commencé à coder des petits jeux par exemple pour amuser ma grande soeur. Mes programmes grossissaient et j’avais besoin d’une imprimante, alors je me suis rendu au magasin Vismo à Paris ou j’ai rencontré Philippe Derambure qui montait sa boite de jeux vidéo France Logiciel. Il cherchait des programmes de jeu et le courant a passé de suite dès qu’il m’a fait une ristourne sur le prix de l’imprimante :-), bref et je lui ai dit que je reviendrai avec un jeu en septembre sans savoir dans quoi je m’engageais. J’ai travaillé comme un fou pendant mes vacances scolaires sur ce programme: c’était le Secret de Kaïpur! De septembre à décembre 1984 j’ai terminé le programme avec l’aide de Philippe pour le publier.
CEO- Outre « Le Secret de Kaïpur » qui nous a permis d’entrer en contact, êtes-vous l’auteur d’autres programmes sur Oric ?
Ce jeu fut mon seul programme commercial sur Oric. J’adorai l’Atmos mais Philippe ayant fleuré l’ascension inéluctable de l’Amstrad CPC, il m’a procuré un 464 en me commandant un nouveau jeu pour cette machine et au plus vite – ce fut mon second jeu commercial: Le Bagne de Nepharia. A noter que Nepharia avait été pensé pour que je puisse le porter sur l’Atmos mais comme l’Oric déclinait, c’est malheureusement tombé à l’eau car France Logiciel ne pouvait pas engager des frais de duplication sans une garantie minimum de revenus.
CEO- Même des programmes non commercialisés ?
Pour des programmes non commerciaux, je me rappelle par exemple d’un programme de visualisation de la navette spatiale (genre CAO) et ou l’on pouvait faire apparaître ou animer vectoriellement différentes parties de la navette en appuyant sur différentes touches du clavier de l’Oric. J’avais aussi écrit un petit jeu d’arcade du doux nom de “Ant eater” ou le joueur incarnait une petite fourmi noire devant traverser des lignes de fourmis rouges voraces, un peu a la Froggy.
CEO- Pouvez-vous nous raconter la genèse du Secret de Kaïpur ?
Lorsque j’ai rencontré Philippe, j’avais déjà en tête l’idée de faire un jeu d’aventure qui s’inspirait des romans noirs. Mais les influences sont venues d’une part du film Indiana Jones et d’autre part du jeu Time Zone sur Apple II, et donc de combiner un aventurier au chapeau et des voyages dans le temps. D’ailleurs cette idée de voyage dans le temps a sûrement contribuée à la grosseur du jeu: c’était plusieurs jeux d’aventure pour chacune des époques qu’il fallait réaliser !
CEO- Le jeu est crédité Hervé et Thierry Lange. Quelle a été la part de chacun ?
Thierry m’a principalement aidé pour le texte du manuel; c’est moi qui ai conçu seul le jeu, le programme et réalisé tous les graphismes. Mais j’utilisais sa machine, alors en bon grand frère il m’avait donné un bon coup de pouce !
CEO- Comment avez-vous conçu les superbes écrans graphiques, depuis l’idée jusqu’à leur concrétisation sur l’Oric ?
Je faisais beaucoup d’esquisses au crayon puis directement en programmant les dessins un à un en BASIC, ligne après ligne! Mon choix de faire du vectoriel me permettait cependant de combiner des sous-routines du programme pour composer des scènes (par exemple avec les poses du héros), et en fonction également des interactions précédentes (objets pris ou pas, etc.), et l’utilisation mémoire mais probablement au détriment de la vitesse d’affichage. A noter que chez moi je ne disposais que d’une vieille télévision noir et blanc qui me faisait office de moniteur, et que c’est chez Philippe que j’ai pu disposer d’une télévision couleur pour ajouter un peu de couleur à mes dessins.
CEO- Avez-vous souvenir de difficultés ou d’anecdotes particulières liées à la création du jeu ?
Je me rappelle que l’Atmos est sorti alors que les cassettes venaient juste d’être dupliquées, et qu’il a donc fallu adapter le manuel pour régler un petite problème de compatibilité, heureusement réglable en écrivant un petit programme avant de lancer le jeu. C’est assez cocasse et ca montre bien le côté amateur de l’époque: vous vous imaginez maintenant devoir taper un petit programme avant de lancer un jeu !
CEO- Comment avez-vous réussi à l’époque à faire éditer le jeu ? France Logiciel a-t-elle publié d’autres jeux Oric ?
Une autre petite anecdote est que quand j’ai rencontré Philippe a Vismo, il a sorti son calepin pour prendre mon adresse et m’a montré les dizaines de jeux que des développeurs amateurs comme moi lui avaient promis, il y avait apparemment pas mal de compétition! En septembre on s’est revus dans une cafétéria (mon premier rendez-vous d’affaire !) et je lui avais amené le gros listing du jeu, pour lui montrer que j’avais fait le travail et fait bon usage de son imprimante. Philippe était super content car j’étais en fait le seul de son calepin à être revenu avec quelque chose, et il avait un programme de jeu à publier ! France Logiciel n’a publié que deux programmes Oric: le mien et un quizz de cinéma si je me rappelle bien, Philippe s’en rappellerait surement mieux.
CEO- Combien de temps aura duré le développement du Secret de Kaïpur ?
Le développement s’est étalé sur cinq mois de juillet à novembre 1984: deux mois à plein temps pendant les vacances scolaires où 80% du jeu a été écrit, puis les week-ends et les soirées pendant les trois mois restant vu que j’étais toujours étudiant – donc je dirais un gros trois mois à temps plein.
CEO- Avez-vous conscience d’avoir écrit ce qui reste sans doute le plus imposant jeu cassette sur Oric ? (216Ko !)
Pas du tout, c’est toi Simon qui me l’apprends !
CEO- Le jeu a-t-il connu un grand succès, ou du moins le succès escompté ? (une idée du nombre d’exemplaires produits et vendus ?)
Pas vraiment de succès mais France Logiciels était une petite structure et ne pouvait même pas se payer un petit encart de publicité dans les magazines de l’époque. Alors on comptait sur le bouche à oreille. Le Secret de Kaïpur s’est vendu à plusieurs centaines d’exemplaires, mais moi j’étais très content car je pouvais enfin me payer un moniteur couleur pour mes prochains jeux, et montrer a mes parents que mes nombreuses heures passées sur l’Oric produisaient quelque chose de tangible!
CEO- Avez-vous eu des retours de joueurs à l’époque ?
Pas du tout, on avait très peu d’informations une fois le jeu sorti, et c’est vrai même plus tard pour mes jeux CPC (à part les articles de presse bien sûr). Paradoxalement d’ailleurs et des décennies plus tard grâce à l’internet, j’ai plus de retours avec les retrogamers qui me posent des questions et me livrent leurs impressions!
CEO- Avez-vous été ennuyé à l’époque par des problèmes de fiabilité des cassettes ? Aviez-vous envisagé une version sur disquette ?
Oui souvent et c’était toujours un risque, et il me semble que l’on avait essayé divers types de magnétophones et de marques de cassettes pour trouver ce qui donnerait une garantie plus fiable à chaque sauvegarde. Il y avait une blague que Philippe faisait genre “t’es sûr que tu as bien enregistré avant que j’éteigne le bouzin ?”, ce à quoi je répondais “oui, oui c’est fait !”, et Philippe de dire: “ré-enregistre une fois de plus dessus, histoire que les bits soient bien bien incrustés…”, c’était récurrent et on en riait. On travaillait de chez nous et ma hantise c’était la panne d’électricité avant que le programme ne soit enregistré (on enregistrait peu car celà prenait du temps). Une fois à la campagne, ça m’est arrivé: une coupure de courant très brève qui avait avait laissé mon programme visible sur l’écran mais je ne pouvais plus rien sauvegarder – l’enfer – j’ai dû recopier ce que je voyais sur des feuilles de papier avant de redémarrer l’Oric et de retaper le programme en entier! A la fin du développement, Philippe avait acheté un lecteur de disquette Jasmin pour l’Atmos si je me rappelle bien, mais nous n’avons jamais envisagé de vendre le jeu sur disquette car peu de gens en avaient un.
CEO- Le jeu contient quelques fautes d’orthographe (“Mommie”, “Jetter”). Est-ce qu’une version corrigée a existé ? (comme pour “Le Mystère de Kikekankoi” par exemple)
Non pas de version corrigée à ma connaissance! D’ailleurs si j’avais pu faire ces correctifs, j’aurais sûrement voulu trouver un moyen d’ajouter des accents.
CEO- Vous souvenez-vous de la logique de déplacement dans le Secret de Kaïpur, assez déroutante, où faire “nord” puis “sud” vous ramène parfois dans un lieu différent ?
Je me rappelle que le jeu a été critiqué pour ça. En fait je pense que c’est mon erreur qui a mélangé certaines fois directions cardinales et directions relatives au personnage lors du codage du jeu, probablement pour réconcilier des incohérences de carte et de graphisme. A l’époque, on n’avait pas de testeurs, et donc la famille ou des copains curieux testaient les jeux sans oser contredire la logique parfois tordue de son créateur 🙂 Bref ce n’était sûrement pas le meilleur service de test !
CEO- Pouvez-vous nous décrire un peu la société France Logiciel ? Y avait-il des salariés, des locaux ?
Une toute petite compagnie, pas de locaux au départ et juste Philippe qui de son domicile s’occupait un peu de tout mais je crois était aidé par sa femme côté gestion financière. Des copains pour aider comme le dessin des jaquettes.
CEO- Avez-vous gardé des contacts avec d’autres auteurs sur Oric ou avec des dirigeants de sociétés ?
Pas sur la période Oric, mais plus mes anciens compagnons de Computer’s Dream avec qui nous avons fait les jeux BAT ou les anciens d’Haïku Studio. Sur Oric je me rappelle que j’avais rencontré avec bonheur Patrice Guerlais, l’auteur de l’excellent Lorigraph mais je ne l’ai pas revu depuis!
CEO- Utilisez-vous encore un Oric (ou émulateur) de temps en temps, ou avez-vous tourné la page depuis longtemps ?
J’ai un Oric 1, un Atmos et de nombreux jeux y compris des originaux mais j’ai perdu les câbles alors je ne peux plus les utiliser. J’ai le projet bien sûr de récupérer des câbles pour les refaire tourner et montrer ça aux enfants lorsque je trouverai un peu de temps libre pour ca!
CEO- Gardez-vous un souvenir particulier de cette machine ?
En réalité je n’étais pas super fan de l’Oric 1 avec ses 16 KB et son clavier de calculatrice. Quand l’Atmos est apparu disposant de plus de mémoire et surtout d’un clavier mécanique plus ergonomique à mon goût, je l’ai tout de suite adopté en espérant que tout le monde allait passer à ce modèle! Il y avait tout de même beaucoup de limitations sur ces petits 8-bits (pas uniquement l’Oric) comme le colour-clash de 8 pixels, mais comme c’est sur ces machines que j’ai réalisé mes premiers programmes, elles ont une place toute particulière dans mon coeur.
CEO- Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette période ?
C’était une période bénie de création ou l’on devait tout débroussailler ce qui nous donnait des opportunités d’innovation inouïe! On était les premiers auteurs d’un monde nouveau et on voulait juste faire des jeux, éventuellement gagner un peu d’argent pour pouvoir toujours continuer. Par ailleurs, la limitation des machines poussait les créateurs vers l’abstraction, le pixel-art, ce qui a produit selon mon opinion une diversité de styles riche et amusante… Loin des canons photoréalistes modernes.
CEO- Avez-vous des réticences sur la diffusion (gratuite bien sûr) de vos softs Oric par le Club Europe Oric, ou sur Internet ?
Aucune réticence, je suis plutôt flatté que vous portiez encore un peu d’intérêt à mon premier jeu commercial, alors c’est plutôt un grand merci à vous le Club Oric!
CEO- Vos armoires renferment-elles des softs non diffusés, des sources, des cassettes oubliées, des photos de l’époque ?
Peu de choses de l’époque Oric, mais un peu plus d’archives et des versions bêta de jeux non publiés par exemple sur PC CD-ROM de l’époque Haïku Studio. J’ai tout de même un original du Secret de Kaïpur, comme de mes autres jeux.
CEO- Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours depuis ? Vous êtes célèbre notamment pour le jeu B.A.T.
Par la suite j’ai réalisé plusieurs jeux sur Amstrad, Atari ST et Amiga sous le label Ubi Soft, dont les plus connus sont les RPG “Fer & Flamme” sur CPC et les jeux B.A.T. sur Atari et Amiga. En 1993 j’ai été cofondateur du studio Haiku Studio où nous avons produit des jeux sur PC et consoles pour différents éditeurs internationaux, avant sa fermeture en 1997. Puis j’ai travaillé sur différents projets innovateurs de storyboarder 3D exploitant les techniques plus accessibles du jeux vidéo pour le film, notamment pour la société Duran Duboi, puis en collaboration avec le réalisateur Marc Caro. Je suis revenu aux jeux vidéo lors de mon installation au Canada pour le compte de la société Behaviour Interactive où j’ai participé à la mise en oeuvre de jeux consoles et de jeux en ligne MMO, mobile et Facebook. En 2006 j’ai co-fondé xtranormal.com, une start-up de storytelling en ligne qui n’a pas résistée à la crise de 2008. Finalement je travaille depuis plusieurs années pour la société Autodesk sur des outils de modélisation et d’animation 3D pour les jeux et les films.
CEO- Quelle période de votre carrière vous a rendu le plus heureux, ou vous rend aujourd’hui le plus nostalgique ?
S’il faut n’en choisir qu’une c’est assurément la période juste après BAT1 où je n’avais plus d’obligations (plus d’école, plus d’armée) et je pouvais me consacrer à 100% sur mes créations. L’équipe de BAT venait de fonder un petit label du nom de Computer’s dream soutenu par Ubi soft, et je découvrais l’Amiga qui fût sans aucun doute la machine que j’ai préféré programmer toutes périodes confondues. On travaillait sur un nouveau jeu très original du nom de Xanathan pour l’Amiga, dont les premiers prototypes étaient superbes, et je commençais à implémenter des routines d’IA bien plus complexes, et ce pendant qu’une autre équipe développait BAT2 a partir de mon game design. Ce fût de courte durée et nous avons dû abandonner Xanathan à la demande d’Ubi pour nous porter au secours de BAT2 qui n’avançait pas.
Cette photo résume très bien cette période:
CEO- A quels hobbies vous consacrez-vous aujourd’hui ?
Lorsque mes enfants me donnent un peu de temps, je continue à expérimenter de nouvelles techniques en faisant des petits programmes et surtout sur ce qui permettrait de résoudre la quadrature du cercle entre gameplay et storytelling. Comme dit précédemment, la passion ne m’a jamais quittée!
CEO- Avez-vous des projets actuels dont vous souhaiteriez dire un mot ?
Oui mais c’est trop tôt pour en parler 🙂 disons que je mets toujours un point d’honneur à finir ce que j’ai commencé et qu’il y a certains chantiers que j’aimerai bien boucler avant de n’en être vraiment plus capable!
CEO- Quelque chose de particulier à ajouter ?
J’aimerais en profiter pour remercier tous les retrogamers qui par passion continuent à faire vivre ou revivre nos vieilles machines et leurs logiciels. Bravo et chapeau bas a vous tous!
Fin de l’interview.
Un grand merci à Hervé, qui malgré ses nombreuses activités a pris le temps de répondre à nos questions !
Sympathique interview, merci Simon et Hervé.
Merci Simon pour cette (toujours) remarquable interview. La surprise du jour quand je me suis connecté au site 🙂